Geoffrey

En transit dans la rue

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Temps de lecture 7 minutes


La dernière fois que j’ai montré ma tête c’est quand j’ai tourné dans Lupin ! Le ton est donné. Malgré son air assuré, Geoffrey, grand gaillard de vingt-cinq ans au visage poupon, est loin de se prendre pour une star. Il se dit “acteur de complément”, car son domaine c’est la restauration. Ce n’est pas la crise sanitaire qui l’a mis à la rue, mais la crise qu’a traversé son couple juste avant le premier confinement. Je suis dans la rue depuis le 24 janvier 2020, nous apprend Geoffrey, comme si cette date était désormais gravée en lui.​​​​​​​

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24 janvier 2020, une date gravée dans sa mémoire

Il dit avoir eu un parcours “normal” mais en creusant un peu, on s’aperçoit que dès le début, la vie ne l’a pas aidé. Mes parents m’ont pas assumé parce qu’ils avaient pas les moyens pour. Mais je leur en veux pas du tout. Ils ont pris l’alternative de me placer pour que j’aie une meilleure vie ! Le petit garçon grandit donc en famille d’accueil chez un couple sans enfants de la région parisienne. Il va à l’école et enchaîne sur un BEP hôtellerie. Quand il a dix-sept ans, il rencontre une femme, celle avec qui il vivra pendant sept ans, jusqu’à ce fameux 24 janvier 2020. On s’est quittés il y a un an et comme c’était son logement je pouvais plus rester. Je me suis retrouvé dehors avec 3 000 euros en poche. Mais ça part vite. Il faut payer l’hôtel, puis on ne peut pas cuisiner donc la nourriture ça coûte au moins 15 balles par jour et depuis, je survis.

Geoffrey, un vrai papa poule

Contacté par une connaissance de son ex-compagne sur Facebook, il se rend compte qu’il vient de passer les dernières années de sa vie avec une perverse narcissique. Sous emprise, le jeune garçon dit s’être oublié pendant tout ce temps. Elle n’a jamais travaillé pendant que moi, je bossais des douze heures par jour pour qu’on manque de rien... C’est à cause de son comportement destructeur qu’il a entamé une dépression, perdu son boulot et enfin, fini à la rue. Aujourd’hui, il dit se sentir libéré, malgré sa situation précaire. Et puis, cette ex toxique ne lui a pas apporté que des malheurs. J’ai une prise de recul par rapport à tout ça parce que je suis papa, nous annonce fièrement Geoffrey. Je sais que je l’abandonnerai jamais. Même si je suis à la rue, j’ai des visites. C’est dur de pas le voir tous les jours, mais le fait de le voir de temps en temps, c’est une force. Le jeune père sort son téléphone et nous montre quelques photos. Son garçon est un beau blond de cinq ans à peine. Lui aussi est en famille d’accueil maintenant. Tout ce que je voulais pas reproduire... murmure tristement Geoffrey.

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Des visites contraignantes

Déterminé à le récupérer, il prend son mal en patience, même si ce n’est pas toujours facile. Surtout en ce moment. Je sais qu’il est à Châteauroux, mais j’ai pas le droit de savoir l’adresse exacte pour éviter tout risque d’enlèvement. Le juge doit me délivrer une ordonnance comme quoi j’ai le droit de l’appeler...c’est en cours. Quand il va le voir, il doit enfiler une combinaison et des gants, à cause du Covid. Une humiliation pour le jeune papa qui regrette de ne pas pouvoir sentir “vraiment” son fils. La première fois qu’il m’a vu avec la combinaison, il m’a pas reconnu et il a reculé. Là, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps, je lui ai dit : “Lorenzo c’est moi, c’est papa !” Il a cru que j’étais un robot.

Pour survivre dans ce monde de brut, mieux vaut garder son sang-froid

Lâché par son ex-femme, coupé de son père qu’il qualifie (en s’excusant du terme) de bâtard, et éloigné de sa mère alcoolique, Geoffrey se sent parfois un peu seul. Je m’étais fait des amis pendant mes études. Quand vous posez une bouteille en boîte, y a du monde, mais quand vous avez des problèmes, c’est différent... Il résiste tant bien que mal à la tentation de la drogue et de la boisson, fait la manche stoïquement chaque jour dans l’espoir de pouvoir se payer une chambre d’hôtel pour le soir et tente de rester calme face à cette société qu’il ne comprend pas toujours. Des fois quand je suis mal luné, une réflexion qui passe mal ça peut me faire péter les plombs. Je suis humain. Quand c’est une, deux, trois, quatre, j’dis rien mais à la cinquième je vais m’énerver. Je vais regarder les gens et leur dire “mais vous vous prenez pour qui ? C’est pas parce que je suis à la rue que je suis pas comme vous !” Moi j’ai eu un travail, j’ai payé mes impôts… je suis comme eux ! s’exclame Geoffrey. Des remarques, il s’en prend régulièrement, souvent c’est “va travailler p’tit con”, une fois on m’a balancé un kebab plein de mayo dans la gueule. Alors que je galère à m’acheter à manger ! C’est dénigrant. Même la loi n’est pas de son côté. La seule fois qu'il s’est retrouvé en garde à vue, c’est parce qu’il a perdu patience face à des policiers. En une journée, il écope de deux amendes pour non-respect du port du masque et non-respect du confinement. Le jeune homme s’emporte et leur balance “je suis à la rue, je peux pas me payer à manger et vous m’mettez 135 euros ?! Macron il va pas vous payer plus en fait !”

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De Lupin à Batman

Une explosion de colère rare chez le jeune homme qui est plutôt du genre à garder son sang-froid, condition sine qua none pour survivre à la rue. Plusieurs fois il manque de se battre pour défendre son bout de gras. Et celui des autres. Un soir, sur les quais, une jeune femme sans-abris se fait violer sous ses yeux. Je l’ai défoncé, nous dit calmement le justicier. Je supporte pas ça, ça détruit la vie de quelqu’un. Cette nana je la vois encore et elle me remercie encore aujourd’hui. Un autre soir, c’est un homme qui rentre de soirée et se prend un coup de couteau dans l’aine qu’il sauve. Il lui fait un point de compression et attend l’arrivée des pompiers. Pour le remercier, l’homme l’héberge quand il est sur Paris. Il est comme ça Geoffrey, bourru mais attachant. Adorable, mais en ébullition. Il peut en tout cas compter sur sa bonhomie, qui lui rend plus d’un service, comme quand ce contrôleur de la RATP lui procure un pass, pour éviter au jeune homme de payer ses trajets. 

Fashion week tous les jours

Geoffrey met aussi un point d’honneur à rester propre et présentable. D’ailleurs, il n’y a rien en apparence qui indique qu’il fait la manche et ne dort pas toujours sous un toit. Parfois on m’dit : “mec tu fais la manche mais regarde comme t’es habillé !” Je sais pas il faut un dress code pour être à la rue ? Je leur réponds, “bah écoutez je suis en fashion week !” Il éclate de rire et nous aussi. Son dressing, il est justement assis dessus. Un gros sac de sport noir sur lequel il fait la manche. Les associations, il essaye de ne pas trop y avoir recours, de peur de devenir trop assisté, mais quand j’ai pas le choix, j’y vais.Il y a quelques semaines je me suis fait voler mon sac. Dedans il y a avait mes papiers et mes habits. C’est grâce aux Restos du coeur, à la Croix Rouge et à l’ordre de Malte que j’ai pu récupérer des affaires, annonce-t-il, reconnaissant.

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Le coût de la vie

Mais pour avancer et surtout retrouver son fiston, Geoffrey a besoin de trouver un logement et du travail. En attendant, il souhaite faire une demande de RSA mais, sans carte d’identité, impossible. Le timbre fiscal et les photos ça coûte trop cher, je peux pas m’le permettre en c’moment si j’veux me payer une chambre d’hôtel. Le coût de la vie...encore un sujet qui semble le désespérer. Avec nostalgie, il se remémore la première dent qu’il a perdue, je m’en rappelle, j’avais pu m’acheter 6 paquets de bonbons avec 10 francs je crois. Aujourd'hui avec 10 euros t’en achètes 3 ! Triste constat...​​​​​​​

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